Entretien avec Catherine Thévenot : psychologie et calcul mental

Aujourd’hui nous nous entretenons avec Catherine Thévenot, professeur en psychologie du développement cognitif à l’université de Lausanne sur ses projets de recherche autour de l’apprentissage des mathématiques.

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je suis Catherine Thévenot, je suis professeur en psychologie du développement cognitif à l’université de Lausanne. Je suis spécialisée dans l’apprentissage et le développement des compétences chez les enfants, principalement dans le domaine des compétences numériques.

Est-ce que vous pouvez nous parler plus en détail des projets que vous portez actuellement ?

Je travaille actuellement sur 23 projets, je vais plutôt vous lister les principaux ! Je travaille beaucoup en ce moment sur le comptage sur les doigts. Je travaille énormément sur les stratégies de mémorisation et les stratégies de procédures dans l’arithmétique précisément. Et un projet que j’aime beaucoup en ce moment : un projet avec des abeilles. Car on étudie de manière générale les représentations spatiales des nombres chez les enfants mais aussi chez les abeilles.

Vous travaillez donc essentiellement autour des mathématiques ?

Je travaille essentiellement autour des mathématiques mais je les prends parfois comme un prétexte pour travailler sur l’apprentissage de manière générale.

L’année dernière (ndlr : 2022) vous avez participée à la conférence du CSEN au collège de France où vous avez abordé projets de recherche sur les stratégies mises en place pour la résolution de calcul mental. Pouvez-vous expliciter ce que recouvre le terme de stratégie et la différence que vous faîtes entre stratégie procédurale et stratégie de mémoire ?

La stratégie est une manière que vous allez mettre en place pour résoudre un problème. Par exemple, pour une addition vous pouvez exploiter, comme vous l’avez dit, soit une stratégie mémorielle soit une stratégie procédurale. Si vous voulez faire 6 + 7 vous pouvez utiliser une procédure. La plus coûteuse serait de compter. Les enfants comptent à partir de 1 : 1,2,3, 4, 5, 6 ; 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 et ensuite recomptent tout. Bien sûr, lorsque l’on est adulte on a des stratégies qui sont procédurales qui sont plus « économiques » : on sait que 6 + 6 ça fait 12, + 1 ça fera 13. Mais aussi, si vous avez travaillé ces procédures au bout d’un petit moment, au fur et à mesure de la pratique et du développement, vous pouvez aussi avoir mémorisé le fait arithmétique. C’est-à-dire que là, vous n’avez justement plus besoin d’utiliser une procédure pas à pas, consciente, particulière, vous pouvez récupérer le résultats de 6 + 7 en mémoire à long terme donc, « toc » tout de suite vous savez que 6 + 7 ça fait 13 ; encore une fois sans avoir à recourir à un comptage verbal, une stratégie dérivée ou à vos doigts.

Ces stratégies évoluent donc en fonction de notre âge ?

Pour l’addition oui en effet. Les enfants sont bien obligés de compter souvent sur leurs doigts, c’est pour cela que ça m’intéresse particulièrement. Au fur et à mesure ils pourraient mémoriser les faits arithmétiques. Donc oui, c’est au fur et à mesure du temps que les stratégies vont passer d’une procédure à une stratégie mémorielle. Mais c’est un peu différent pour la multiplication.

Justement, lors de votre intervention vous abordez les différents opérateurs notamment l’addition et la soustraction, un peu la division. Pourquoi ne pas avoir abordé la division ? Est-ce par contrainte de temps ou par ce que vous êtes actuellement en train de faire des recherches dessus ou pour une autre raison ?

Il est vrai qu’au niveau des recherches en psychologie cognitive, la discipline dont je relève, il y a moins de travaux sur la division. Pourquoi ? Par ce que, souvent, les enfants même les adultes vont plutôt récupérer le résultat de la multiplication pour résoudre une division. C’est pour ça que c’est moins intéressant pour nous : ils vont passer par la multiplication. Il y a moins de récupération sur la division que sur la multiplication. En revanche, dans le domaine de l’éducation, il y a énormément de travaux sur la division. Notamment pour faire essayer de comprendre le concept de division. Là, ça dépasse un tout petit peu mon cadre de recherche.

Quand les enfants sont capables de décomposer, ils comprennent le sens du nombre…

Vous avez noté des différences dans la manière de percevoir l’addition ou la multiplication. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui. Tout à l’heure quand je vous ai donné l’exemple de l’addition j’ai pris l’exemple de 6 +7 par ce que vous pouvez récupérer le résultat en mémoire à long terme après une certaine pratique. Par contre, ce que l’on montre de façon assez récurrente avec tout un tas de méthodes, d’imagerie cérébrale, de paradigmes différents, chez les enfants, chez les adultes, les personnes âgées, c’est que pour de toutes petites additions telles que 2 + 3, il est possible que même les adultes experts, ou les enfants experts à partir de 12/13 ans, pourraient ne pas récupérer le résultat en mémoire à long terme mais encore utiliser des procédures de comptage. Bien sûr, ces procédures de comptage ne sont plus conscientes. Si je vous demande combien font 2 + 3 vous allez me dire 5 sans avoir du tout conscience du fait qu’il s’est passé des processus dans votre tête. Nous, ce qu’on montre c’est qu’il y aurait un comptage automatique. Cette notion d’automatisation est très importante dans nos travaux. Automatiquement vous feriez un comptage tel que j’ai décris tout à l’heure 2 + 3 c’est 2,3,4,5. Mais le comptage de 3,4,5 serait 20 millisecondes par pas : c’est vraiment trop court pour que vous puissiez accéder consciemment au processus qui vous mènerait à la solution. Donc du point de vue de l’individu, on a l’impression que l’on a rien fait mais qu’on connait le résultat.

Que recouvre la notion « d’expert » : est ce que c’est relatif au nombre d’années d’étude ou est-ce à partir du moment où la stratégie devient insciente ?

C’est exactement ça! C’est pour ça que la notion d’automatisation est important : l’expert aurait ou a automatisé des procédures et effectivement le coût de la résolution de problème est maintenant extrêmement léger chez l’expert, alors que c’est très coûteux chez le non-expert. Le non-expert peut verbaliser tous les pas qui l’ont mené jusqu’à la solution. Pour la multiplication, ça serait différent. Vous m’avez posée la question, en opposition la multiplication est apprise extrêmement rapidement par cœur à l’école. Et puis, des petites procédures telles que je vous ai décrites, 2 3 4 5, n’est pas du tout adapté pour d’une multiplication. Récupérer le résultat d’une multiplication est bien plus simple que de reconstruire toute la procédure qui arriverait à la solution, même pour des problèmes assez simple. 3 x 4, si vous commencez à faire 3 + 3 + 3 + 3 c’est extrêmement coûteux. Vous avez donc probablement meilleur temps de récupérer le résultat en mémoire.

Si un enfant, ou un adulte, présente des difficultés de récupération en mémoire des résultats, quels seraient les impacts dans sa vie ? Est ce qu’il est possible de mettre en place des solutions, comme des exercices, en classe ou à la maison pour résoudre cette difficulté ?

Oui, c’est un problème quand les enfants n’ont pas la possibilité de récupérer les résultats en mémoire puisqu’ils doivent reconstruire le problème et c’est coûteux. Tout coût a une conséquence. Tout le temps que vous allez passer à reconstruire le problème, par exemple si vous ne savez pas que 6×7 ça fait 42, il va falloir que vous passiez par des stratégies extrêmement complexe. Et tout ce temps-là ne pourra pas être attribué à une autre tâche. Souvent ça n’est pas seulement 6×7, c’est un problème particulier, on doit savoir comparer ce résultat avec un autre résultat, il est intégré à quelque chose de plus complexe.

Ensuite on va devoir résoudre des équations donc tout devient compliqué. Si vous ne récupérez pas ces résultats, encore une fois tout ce temps perdu vous ne pouvez pas le mettre sur l’activité en question, la tâche plus complexe. C’est vraiment un problème. Le meilleur moyen de travailler ça c’est la répétition des faits. Les flash cards c’est bien, même si ça paraît un peu rébarbatif, probablement par ce que les enfants n’ont pas l’habitude. J’en utilise à la maison sur mon propre enfant. Ce sont des petites cartes (ndrl : exemple 4×9) que l’on présente et l’enfant doit donner la réponse le plus vite possible. Il y a une méthode que j’aime beaucoup qui s’appelle les boîtes de Leitner qui va permettre de travailler au départ tous les faits multiplicatifs et on regarde si les enfants sont capables de répondre ou pas. Si ils sont capables on laisse le fait de côté pour retravailler uniquement les faits qui n’ont pas été encore mémorisés. Vous voyez plus on avance dans le temps, plus l’enfant va travailler les faits qui sont difficiles pour lui. C’est très intéressant et permet de travailler les multiplications qui sont les plus difficiles à mémoriser pour les enfants. Et on peut utiliser ça sous forme de jeu dans les classes : on peut mettre en place de petites compétitions qui mettent un peu de fun dans tout ça. Encore une fois il n’y a pas de raison que les enfants ne prennent pas un peu de plaisir : on peut demander à un enfant d’interroger un autre enfant par exemple, faire des choses un peu plus interactives.

Fonctionnement du système de Leitner, licence Creative Commons CC-Zero

Avec Mathador nous mettons l’accent sur la décomposition. Est-ce que ce type d’exercice peut avoir une influence particulière ?

Oui, c’est très important de savoir comment résoudre les problèmes quand on n’a pas la connaissance en mémoire : il faut bien trouver une solution et donc la décomposition est une bonne manière de faire. La décomposition est aussi importante à un autre niveau : quand les enfants sont capables de décomposer, ils comprennent le sens du nombre. Si 7 c’est 5 +2, l’enfant a compris quelque chose de 7. Ce n’est pas toujours simple, on sait que les enfants dyscalculiques ont beaucoup du mal. Pour eux 7 c’est comme une lettre de l’alphabet. Ils ne voient pas que dans 7 il y a 1+1+1+1 etc. La décomposition, le jeu c’est extrêmement important pour les enfants et pour travailler les procédures.

Actuellement vous travaillez sur un projet impliquant Mathador. Pourriez-vous brièvement nous présenter ce projet et ses objectifs ?

On m’a contactée pour ce projet par ce que Mathador, que je ne vais peut-être pas décrire ici, est sur le principe du compte et bon. Comme vous disiez les enfants doivent utiliser des décompositions, manipuler les opérations pour trouver un nombre cible. Moi j’interviens et voir si les enfants qui jouent à Mathador de manière répétitive vont avoir des performances augmentées dans le domaine du nombre de manière plus générale quand dans le jeu lui-même. Nous essayons de tester les effets bénéfiques de ce genre de jeu d’entrainement sur les capacités numériques des enfants.

Comment ont été définies les différentes phases de l’expérimentation ? Comment a été choisi l’échantillonnage par exemple.

Nous avons choisi l’échantillonnage en fonction des âges qui étaient particulièrement intéressants. Il fallait que les enfants aient les capacités de jouer à Mathador. Je crois que ce sont des cm1 et des cm2 qui ont été sélectionnés et puis on a utilisé un plan expérimental classique où des enfants vont jouer à Mathador d’autres enfants vont faire un autre type d’entrainement, en l’occurrence un entrainement de vocabulaire, et ensuite on va voir si les enfants qui ont joué à Mathador progressent plus dans certaines compétences numériques que les enfants qui joueront à un autre jeu qui ne serait pas lié à Mathador. Après c’est un petit plus compliqué que ça, il y a d’autres conditions avec de l’étayage etc. mais globalement le plan est celui-ci.

Est-ce que vous pouvez déjà nous parler des prochaines étapes ?

Oui, on a déjà des premiers résultats qui sont assez intéressants. On s’est rendu compte que tous les enfants ne progressent pas dans le jeu Mathador lui-même : certains vont plus progresser que d’autres. Et je pense que quelque chose d’extrêmement important va être de déterminer quelles sont les caractéristiques des enfants qui progressent ou ne progressent pas. Est-ce que justement il fallait pour certains enfants des prérequis pour pouvoir profiter du jeu ou au contraire est ce que ce sont les enfants les plus faibles qui profitent le plus du jeu. C’est ça que l’on va devoir déterminer maintenant.

Merci à Catherine Thévenot. La suite au prochain épisode…

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1 réponse

  1. MOUSTAKIM dit :

    MERCI

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