Les neurosciences cognitives et le jeu : calcul mental et Trio

Pour moi qui suis venu aux mathématiques à partir du jeu, dissocier voire opposer jeux et mathématiques a longtemps été une énigme et une incompréhension. La place du jeu dans les apprentissages est une longue histoire, bien mouvementée.

Le jeu

Bien que le jeu ait toujours été présent dans les sociétés humaines et dans toutes les cultures, encore aujourd’hui, certains continuent à opposer jeu et apprentissage. Les fondamentaux religieux de nos sociétés n’y sont pas étrangers. La place prise par les jeux de hasard et d’argent a toujours été rejetée et même diabolisée par l’église catholique allant parfois jusqu’à les interdire. Cette position ferme et catégorique de l’église catholique est différente de celle des églises issues de la Réforme, beaucoup plus tolérantes sur ces questions de jeu et d’argent.

De nos jours, le prolongement se traduit par une différence très marquée de culture entre la vision anglo-saxonne du jeu et une vision plus latine. La première associe clairement jeu avec apprentissage et plaisir alors que la seconde voit le jeu plutôt comme un amusement, pas très sérieux, le dissociant ainsi de l’apprentissage, associé à labeur et sueur. On retrouve cet esprit dans de nombreuses expressions populaires comme : « Il a un double jeu », « Il est vieux jeu », « Le jeu n’en vaut pas la chandelle » ou « Jeu de mains, jeu de vilains » et cette liste n’est pas exhaustive.

L’histoire est un éclairage intéressant pour comprendre la lente progression du jeu vers le statut d’outil pédagogique à part entière. Depuis une vingtaine d’années, il y a une montée en puissance dans les textes officiels de l’Éducation Nationale pour donner au jeu une véritable place. C’est un changement important de statut. De simple agrément au cours, le jeu est de plus en plus considéré comme un véritable outil pédagogique, qui peut et doit s’insérer dans une progression annuelle. Depuis les programmes de 2002, le nombre de textes officiels sur la place de jeu dans l’enseignement est en progression constante, avec notamment le BO no 10 du 10/03/2011. Le rapport Villani-Torossian en est l’illustration récente. Avec le jeu, il donne une place importante à la manipulation et à la verbalisation dans l’enseignement des mathématiques, deux étapes essentielles dans les mécanismes cognitifs d’acquisition des connaissances.


L’apport des neurosciences cognitives

Parmi les paramètres soulignés comme essentiels par les neurosciences cognitives, être acteur, susciter la curiosité et l’envie sont en phase avec le fonctionnement du jeu. Stanislas Dehaene, qui préside le Comité Scientifique de l’Education Nationale, ne cesse dans ses interventions de louer les apports du jeu dans les processus d’apprentissage. Un cerveau passif n’apprend pas alors que le jeu incite à l’action. Un joueur est un acteur en puissance, ce qui facilite l’appropriation des concepts en action. La dimension plaisir, ce petit plus qui donne l’envie d’y revenir, est aussi essentielle pour donner le goût des apprentissages. Pour rappel, les neurosciences cognitives mettent en évidence quelques paramètres essentiels pour les apprentissages :

L’attention

Solliciter le plus possible l’attention de l’élève est un facteur essentiel. Les acteurs de terrain savent bien qu’un élève attentif et acteur a plus d’atouts pour rentrer dans les apprentissages et réussir qu’un élève inattentif et spectateur.

L’engagement actif

Parallèlement à l’attention, l’engagement actif de l’élève dans les apprentissages est un facteur important de réussite. Nous avons dans nos classes des élèves plutôt acteur ou plutôt spectateur, cela renvoit au caractère de chacun, introverti ou extraverti. En pratique, dans la classe, cela signifie pour l’enseignant de favoriser les activités qui sollicitent l’attention et incite l’élève à être actif.

Un retour d’information régulier est un facteur important pour permettre à l’élève de se corriger dès que c’est nécessaire. Le statut de l’erreur est d’une très grande importance dans les apprentissages. En la posant comme naturelle dans un processus d’apprentissage avec des essais et des tests, sans jamais la dramatiser ni la banaliser, l’erreur peut et doit être utilisée comme un facteur essentiel dans la compréhension.

Une autre clé, clairement mis en évidence par les neurosciences, est l’importance de la répétition des situations d’apprentissage dans la régularité, de façon à aller vers l’automatisation de certaines tâches. La construction des connaissances avec du sens doit être orientée avec l’idée d’un accroissement des connaissances automatisées. C’est une façon de permettre à l’élève de se libérer de contraintes élémentaires et de se concentrer alors sur des tâches plus difficiles.

Un environnement bienveillant est un paramètre qui améliore la réussite de l’élève. La bienveillance de l’enseignant bien sûr, mais la gestion de l’erreur comme un facteur normal dans le processus d’apprentissage ou la gestion du stress sont aussi des éléments importants.

 

Trio sous la loupe des neurosciences cognitives

Que se passe-t-il dans le cerveau lorsqu’on joue à Trio ? Trio est un jeu de type Compte est bon dans lequel il faut essayer de fabriquer un nombre-cible en utilisant trois nombres alignés que le joueur doit choisir dans une grille de 49 nombres. Un récent billet du blog évoque longuement Trio. L’engouement pour Trio est très fort de la part des élèves de cycle 3 (CM et 6°) alors que l’apparence du jeu et sa règle de base n’en font pas un support qui sort de l’ordinaire. J’irais même jusqu’à dire que son apparence avec ces 49 nombres rangés en 7 lignes de 7 n’a rien d’attractif. Ce succès ne cesse de m’étonner depuis 20 ans que je pratique ce jeu.

Dans « La bosse des maths », Stanislas Dehaene met bien en évidence différentes zones du cerveau qui correspondent à des traitements différents du nombre. Notamment une zone qui correspond au sens du nombre, avec un fonctionnement plus proche du continu plutôt que du discret dans le traitement du nombre. C’est cette zone qui nous permet d’évaluer l’ordre de grandeur d’une collection d’objets. Évidemment, l’erreur de perception est possible et il est impossible de déterminer à l’unité près le nombre d’allumettes tombées d’une boîte. Les résultats arithmétiques automatisés sont par contre stockés dans une autre zone du cerveau distincte de la zone du sens du nombre. Voilà peut-être pourquoi certains élèves peuvent connaître parfaitement leur table de multiplication mais ne pas être capable d’établir un ordre de grandeur ou d’être sans réponse à la question, comment fais-tu pour fabriquer le nombre 63 ?

Trio et Mathador, jeux de calcul mental à l’envers avec un nombre-cible à fabriquer, sont peut-être des dégrippants de cerveau ! La gymnastique mentale du calcul mental à l’envers sollicite peut-être les deux zones évoquées plus haut. En effet, pour fabriquer ce nombre-cible, j’utilise mes connaissances automatisées en calcul mental à l’endroit, mais j’ai parallèlement besoin d’analyser ce nombre-cible. De quelles informations je dispose à son sujet ? Ordre de grandeur ? Est-ce un nombre que je connais ? Est-il dans les tables ? Cette gymnastique subtile faite d’allers-retours entre calcul mental classique à l’endroit et calcul mental à l’envers avec des décompositions, analyse de la cible en ordre de grandeur et connaissances de ce nombre, sont créateurs de sens du nombre et de sens des opérations par les choix, notamment d’opérations, à effectuer. On est en présence d’un véritable cercle vertueux créatif avec en plus, la touche de plaisir apportée par le jeu. Cette gymnastique, pratiquée avec régularité et répétition, génère pour beaucoup d’enfants une véritable jubilation mentale. C’est toujours un grand bonheur collectif à vivre !

Le cerveau, organe prédictif qui teste et tâtonne, Trio un jeu idéal !

La force pédagogique des jeux de type Compte est bon, comme Trio et Mathador, réside en grande partie dans le fait que le joueur est acteur. En effet, il doit choisir les nombres et les opérations avec lesquels il va jongler. Cette démarche est créatrice de sens à l’inverse du calcul mental classique « 6 x 7, ça fait combien ? » qui permet plus de vérifier l’installation de connaissances. Stanislas Dehaene, dans son récent livre « Apprendre » apporte un éclairage complémentaire. Dans les récentes études, notamment avec l’imagerie médicale, les neuroscientifiques nous présentent désormais le cerveau comme un organe prédictif qui teste et tatônne en permanence en validant ou invalidant ses tests. C’est exactement la posture d’un joueur de Trio. Face à cette grille de 49 nombres, les tests opératoires et numériques sont permanents avec une succession d’invalidation jusqu’à une validation finale. Le succès de Trio auprès des élèves s’expliquerait donc par le fait que c’est un jeu qui est en phase avec le fonctionnement du cerveau.

Dans le premier chapitre intitulé « Comment un réseau de neurones apprend », Stanislas Dehaene précise :

  • Apprendre, c’est exploiter le potentiel de la combinatoire. Dans Trio, rien que la disposition de la grille des 49 jetons nous fait tutoyer l’infini, il y a 49 ! = 49 x 48 x 47 x ….. x 3 x 2 x 1 grilles possibles. De l’ordre de 10 puissance 60 , c’est infini à l’échelle humaine. La combinatoire visuelle est omniprésente.
  • Apprendre, c’est explorer l’espace des possibles. En jouant à Trio, l’élève promène son regard de façon aléatoire sur la grille, il explore en permanence les possibles.
  • Apprendre, c’est projeter des hypothèses à priori et c’est minimiser ses erreurs. En cherchant à fabriquer le nombre-cible, l’élève tatônne en cherchant à fabriquer des nombres qui sont autour du nombre-cible puis ajuste avec une addition ou une soustraction pour atteindre cette cible.

Désormais, je comprends mieux l’engouement très fort des élèves pour des jeux tels Trio et Mathador. Ce sont des jeux dans lesquels la combinatoire est au cœur du fonctionnement, un peu à l’image des jeux de lettres tel Scrabble ou des grilles de Sudoku. Cette gymnastique mentale que l’on retrouve dans la pratique des mots croisés semble provoquer une sorte de jubilation mentale. Les millions d’adeptes de ces divertissements semblent confirmer cette analyse.

Ce type d’apprentissage, avec de la régularité et de la répétition, et accompagné de verbalisation, est certainement une piste pédagogique à creuser, tout simplement, car elle est en phase avec le fonctionnement de notre cerveau !

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